De tous les produits parisiens, le produit le plus parisien sans contredit, c'est la grisette... ni à Londres, ni à Saint-Pétersbourg, ni à Berlin, ni à Philadelphie, vous ne rencontrerez ce quelque chose de si jeune, si gai, si frais, si fluet, si fin, si leste, si content de peu, qu'on appelle la grisette....Les savants qui expliquent toute chose, qui trouvent nécessairement une étymologie à toute chose se sont donné bien de la peine pour imaginer l'étymologie de mot là : la grisette. Ils nous ont dit ces insensés ! qu'ainsi se nommait une fine étoffe de bure à l'usage des filles du peuple.. On ne définit pas ce qui est net, vif et beau . La seule façon à comprendre ce monde des grisettes parisiennes , monde à part dans le monde, c'est de le voir de près.

Sortez le matin par un beau jour qui commence, et regardez autour de vous quelle est la première femme éveillée dans ce riche Paris qui dort encore : c'est la grisette. Elle se lève un instant après le jour, et tout de suite la voilà qui se fait belle pour toute la journée. Son ablution de chaque jour est complète, ses beaux cheveux sont peignés de fond en comble, ses vêtements sont reluisants de propreté; je le crois bien ma foi, c'est elle même qui les a faits , elle-même qui les a blanchis! En même temps elle pare aussi la mansarde qu'elle habite, elle met en ordre le pauvre bien qu'elle possède, elle décore sa misère comme d'autres femmes ne sauraient pas décorer leur opulence. Ceci fait, elle jette un dernier coup d'oeil sur son miroir, et quand elle s'est bien assurée qu'elle est aussi jolie aujourd'hui qu'elle l'était hier, elle s'en va à son travail.

En effet, et voilà ce qu'elles ont de touchant et de respectable, qui dit une grisette, dit en même temps un petit être charmant et content de peu qui produit et qui travaille, une grisette oisive n'est pas dans la nature des grisettes : elle devient alors tout autre chose, elle sort tout à fait de cet honnête département des grisettes , une fois oisive elle franchit la faible limite qui la sépare du vice parisien . De celle là, nous n'en parlons pas, elle gâterait notre sujet.

Mais cependant puisqu'elle travaille, quel est donc le travail de la grisette? Il serait bien plus simple de vous dire tout de suite quel n'est pas son travail, car qui dit grisette dit une fille bonne à tout, qui sait tout, qui peut tout. Une légion de fourmis travailleuses suffit à produire des montagnes; eh bien ! la grisette est comme la fourmi. Les grisettes de Paris, ces petits elfes fluets, actifs et pauvres. Dieu le sait !elles opèrent autant de prodiges que des armées. Entre leurs mains industrieuses se façonnent sans fin et sans cesse la gaze, la soie, le velours, la toile...

(Extrait de Jules Janin dans Français peints par eux mêmes.. encyclopédie morale du XIXe siècle... L. Curner de 1840 à 1842)

Texte extrait du livre : Le grand almanach de la France